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L’informatique écologique a-t-elle un sens ?

par Rashel Réguigne

Dernière modification : 10 novembre 2023

2015-10-luc-bertaudLuc Berthaud est un informaticien, un vrai, un de ceux qui ont la tête et les mains dedans depuis plus de 20 ans. Cela fait 15 ans que nous nous connaissons, et nous travaillons ensemble occasionnellement.

J’ai voulu l’inviter sur mon blog pour qu’il nous parle de quelque chose d’important, qui nous concerne tous, et qui va prendre de plus en plus de place dans notre vie : la relation entre l’informatique et son impact sur l’environnement.

La Geekette : Bonjour Luc, je suis ravie de te recevoir sur mon Blog de Geekette pour parler de “l’informatique écologique”. Peux-tu te présenter ?
Luc Berthaud : Je suis ingénieur en informatique industrielle après un parcours en électronique numérique, et, depuis 11 ans, je dirige la société BLConseils, spécialisée dans la gestion informatique à temps partiel pour les TPE/PME/PMI. Par ailleurs, je fais partie de la commission de délivrance du titre d’ingénieur au CESI. Enfin, depuis 7 ans, je développe le concept d’informatique écologique.

Qu’est-ce que “l’informatique écologique” ?
L’informatique écologique est l’ensemble des moyens, des techniques et des comportements permettant de diminuer notre empreinte sur notre planète. Elle couvre donc le matériel, l’infrastructure, le développement de programme et le comportement des utilisateurs. Mais aussi, elle prend en considération la vie complète de l’outil depuis sa conception jusqu’à son recyclage ou sa destruction.

1 heure d'échanges d'emails = 4000 allers-retours Paris/New-York en avion

Qui est concerné par l’écologie informatique ?
Tout le monde. Que cela soit à titre individuel quand nous faisons utilisons internet ou le cloud, en famille quand nous offrons un ordinateur à notre adolescent ou un smartphone à notre conjoint, dans l’entreprise quand nous utilisons le système d’information, au niveau national quand nos dirigeants mettent en place les lois et décrets touchant ce domaine.

Ce que tu es en train de me dire, c’est que nous sommes tous impliqués, et que c’est à la portée de tous de diminuer notre empreinte sur l’environnement, avec juste quelques modifications dans notre comportement ?
Exactement. Des gestes simples, plein de bons sens, mais que l’on ne connaît pas forcément car peu de gens communiquent dessus. Par exemple : vider sa boîte e-mail et n’y garder que les choses importantes permet d’économiser de la place, donc des ressources sur le serveur, donc de l’énergie.

Comment les grands acteurs (Microsoft, Google, Intel, Apple, etc…) œuvrent-ils pour l’écologie ?
Les grands acteurs, grands pourvoyeurs de fonctionnalités révolutionnaires dont nous sommes très friands, n’ont pas l’écologie dans leurs gènes. Il faut rappeler et garder à l’esprit qu’ils sont là pour faire des bénéfices et non pour sauver la planète. Cependant, ils sont obligés d’avoir une image “propre” afin de conserver leurs clients et d’en séduire de nouveaux. Mais ce qu’ils donnent d’un coté, ils le reprennent de l’autre tout en optimisant leurs circuits financiers.

Vider sa boite email pour ne garder que ce qui est important pour economiser de la place sur le serveur, et donc de l'energiePrenons un exemple : Il y a actuellement des projets de construction de data centers sous la mer. Ainsi, pour leur refroidissement, ils ne dégagent plus de CO2 ou autre pollution puisque la chaleur est directement éliminée dans la mer. En faisant cela, les propriétaires de data centers font coup double :

  • aucune dépense pour éliminer les calories mortelles pour les serveurs émises par ces mêmes serveurs
  • ils se construisent une image de défenseurs de la planète.

Mais cet argument est-il bien réel ? Quand nous chauffons l’atmosphère, seulement 20% est absorbé rapidement par les océans du fait de l’inertie thermique. Les scientifiques nous alarment sur ce réchauffement. Avec un peu de bon sens, nous constatons que toute la chaleur des data centers ira immédiatement dans les océans et non uniquement 20% ! Le problème n’est donc pas résolu en construisant sous l’eau, il a même empiré en chauffant l’eau directement.

Le volume des données double tous les 2 ans

Ça me fait penser aux data centers qui sont extrêmement énergivores. Beaucoup d’entre eux sont localisés en Caroline du Nord, USA, pour pouvoir profiter des coûts modiques de l’énergie … au charbon* ! Le cloud est donc bien souvent noir, et non blanc comme on le représente habituellement.
Heureusement, certains se sont remis en question (Apple, Facebook, Ebay, ..) mais d’autres géants sont encore à la traîne, comme Twitter ou Amazon. On peut d’ailleurs trouver le rapport de l’impact sur l’environnement des grandes entreprises informatiques ici.

Pourquoi l’informatique écologique n’est-elle pas si développée ?
L’informatique écologique pâtit de la mauvaise réputation de l’écologie en politique mais aussi dans le bâtiment. Aujourd’hui, cette dernière est si chère que personne ne pourrait en faire si l’État ne subventionnait pas les investissements. Or, avec l’informatique écologique, c’est exactement l’inverse : dans 70% des cas, elle touche uniquement des comportements, bien souvent basés sur le bon sens.

Prenons un exemple : En entreprise, si vous avez un ancien moniteur de type “télévision”. Vous pensez que l’utiliser jusqu’à sa belle mort est pertinent, vous faites l’économie de l’achat d’un moniteur neuf. Ceci est faux, et voici pourquoi : le fait d’acheter un écran LCD vous permettra de rembourser celui-ci en moins de 2 ans de consommation électrique. Si vous voulez être à 100% écologique, détruisez cet écran cathodique. Ne le donnez pas pour qu’il soit réutilisé. Ce n’est pas un bon geste mais un cadeau empoisonné. Le résultat serait pire que si vous le gardiez. Le bon sens…

Une recherche Google (ou autre moteur) = un café (en énergie, pollution et déchets)

Quels sont les leviers permettant de faire de l’informatique écologique ?
Il existe au moins 2 leviers :

  • Le premier est financier : repenser nos habitudes d’achat, réorganiser la réponse à nos besoins. En France, il est de bon ton d’avoir son ordinateur personnel. Pourtant nous n’utilisons que 10% de la puissance de l’ordinateur. En famille, un enfant a-t-il besoin d’un ordinateur à lui alors qu’il ne l’utilisera que 1h par jour ? L’ordinateur des parents ne pourrait-il pas être partagé ? En entreprise, un poste de travail classique peut faire travailler bien souvent sans aucune différence une dizaine de collaborateurs. Or, il existe des moyens permettant de partager les ressources d’un seul ordinateur et pour permettre à plusieurs personnes de l’utiliser en même temps.
  • Le deuxième levier s’appuie sur un changement de nos comportements. Par exemple, lorsque nous utilisons Google ou un autre moteur de recherche, savez-vous que chaque recherche coûte l’équivalent d’une tasse de café en énergie, pollution et déchets ? Une astuce : au lieu de taper un nom du nom de domaine sur un moteur de recherche mettez-le simplement dans la barre d’adresse ! Vous économiserez ainsi de l’énergie, un clic (pour cliquer sur le résultat de la recherche) et du temps.

Ça me fait penser au “moins mais mieux” de Pierre Rabhi et de Marc Halévy.
C’est exactement ça ! C’est juste l’application du bon sens, et tout le monde en ressort gagnant.

Au lieu de changer votre ordinateur tous les 4 ou 5 ans, il est possible d’utiliser un même ordinateur pendant 10 ou 15 ans en le ré-installant et en utilisant des logiciels libres gratuits.

Quelle est la stratégie qu’une entreprise doit mettre en œuvre pour être écologiquement responsable ?

  1. Avoir une réelle volonté de le faire et non être dans l’air du temps.
  2. Impliquer tout le personnel dans la démarche, même ceux qui n’utilisent pas l’informatique car avec le recul,  ils peuvent aussi avoir de bonnes idées.
  3. Faire faire un bilan écologique de l’entreprise en prenant en compte l’ensemble des éléments matériels, économiques, comportementaux, et du développement logiciel.


datacenter energie fossile charbon

Quels sont les bénéfices attendus par l’entreprise vertueuse ?
Il ne faut pas perdre de vue que l’entreprise doit continuer à faire des bénéfices.  Toutefois, intelligemment, elle peut aussi faire souffler le planète dans la consommation de ses ressources.

  • Le premier gain sera une diminution importante du budget informatique tant en investissement qu’en fonctionnel. Suivant les structures et l’étendue du projet, il est raisonnable d’envisager des gains de 50-60% en investissement et 70-80% en fonctionnement. L’étude et le projet ont un retour sur investissement très court, en général 2-3 ans, ce qui permet de dire qu’ils sont “gratuits”.
  • Le deuxième point est vertueux puisqu’il diminue l’empreinte écologique (énergie, pollution, eau, etc…) entre 40 et 60% au niveau des investissements ou du fonctionnement. Il est bon de rappeler qu’un poste informatique consomme environ 350 Watts alors que la solution alternative se contente de 3 Watts. Si l’ensemble des entreprises françaises mettaient en oeuvre une politique d’informatique écologique, nous pourrions arrêter la centrale nucléaire de Fessenheim !
  • Le troisième sera une formation gratuite de l’ensemble du personnel au bon comportement. Dans les entreprises qui ont mis en oeuvre ce type de projet, il y a eu une fédération du personnel autour du projet. Ce projet les implique directement puisqu’il les projette dans le futur, dans un futur dont ils sont acteurs, dans leur propre futur car les éléments sont directement applicables à leur famille ou vie.

Il est possible de partager un seul ordinateur avec plusieurs personnes, grâce à un simple boitier. Une unité centrale peut ainsi se diviser en plusieurs unités de travail.
Tu dis “gratuit”, n’est-ce pas une erreur ?
Quand je dis “gratuit”, ce n’est pas une erreur : nous avons un réel modèle économique où grâce aux économies réalisées, vous pouvez financer votre changement, formation, et investissement.

Bien au-delà du gratuit, il faut également regarder pour l’entreprise le gain important réalisé qui peut alors être investi dans la recherche et développement de nouveaux produits ou diminuer les prix de vente, donc la compétitivité. C’est mieux que le CICE car toutes les entreprises peuvent le faire sans paperasse, sans risque de changement politique, etc…

Existe-t-il des aides au niveau de l’informatique écologique ?
Hélas non. Il y a des accompagnements à la démarche mais il n’y a pas d’aides financières directement attribuées à l’informatique écologique. D’ailleurs, si nous y réfléchissons bien, il n’y en a pas besoin car le projet s’autofinance contrairement aux panneaux photo-voltaïques…

À titre anecdotique, il est important de noter que les pays en voie de développement ont bien compris cet auto-financement. En Inde par exemple, l’informatique écologique permet de combler la fracture numérique. Le gouvernement a choisi d’investir dans ces solutions au final moins coûteuses que la distribution de tablette. En Afrique, je travaille sur un projet de développement des solutions informatiques écologiques…

Merci Luc pour ton éclairage. Il me faudra nous retrouver pour parler des solutions.
Merci Rashel. Avec plaisir, d’autant que le sujet de l’informatique écologique est très vaste.

Le reportage à voir

* La majorité des gros data centers sont localisés en Caroline du Nord, USA. La région les a attirés en leur proposant des offres alléchantes, plus particulièrement au niveau de l’énergie. En effet, la Caroline du Nord fonctionne principalement au charbon, qui dégage 50 fois plus de CO2 que les autres énergies fossiles. Les cendres forment des dépôts toxiques qui contaminent les sols et les rivières.

Pour en savoir plus sur l’informatique écologique et des répercussions de notre monde numérique sur l’environnement, je vous invite à regarder le reportage ci-dessous édité par Arte.

Quelques liens pour approfondir

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